Soyons un peu Jaïns

En Inde, par conviction religieuse, les Jaïns, si respectueux des autres espèces, marchent masqués et balaient devant leurs pas pour éviter d’avaler ou d’écraser une mouche par mégarde. En Suisse et ailleurs dans le monde occidental(isé), les grands prêtres de l’immobilier, sacrifient le vivant sur l’autel de l’économie. Ils retournent la pleine terre, massacrent la vie souterraine et terrestre (insectes, reptiles, mammifères, végétaux), font taire les oiseaux. Bien trop flou et bien trop étroit, le concept de « culture du bâti » présenté en 2021 par l’Office fédéral de la culture arrive bien tard pour tenter de freiner des pratiques constructives globales inattentives au Genius loci. Or pour sauver notre planète c’est à respecter le « génie (et la matière) du lieu », partout, qu’il faut s’atteler urgemment. L’incidence de chaque nouveau chantier doit être dûment soupesée. Les politiciens sont-ils conscients que derrière la ligne budgétaire qu’ils engagent pour un nouveau projet, ce sont corollairement des arrêts de mort qu’ils signent ? D’inestimables arbres centenaires qui tombent, des quartiers de villas et jardins séculaires qui disparaissent, des forêts habitées qui s’évanouissent au profit de nouvelles constructions et infrastructures. Pour se dédouaner de ces pertes paysagères et culturelles, on « minergise » et on végétalise à tout crin des terres mortes. Plutôt qu’abattre et détruire ce qui nous reste du légendaire paysage culturel alpin, inspirons-nous de la radicale philosophie Jaïne et respectons le vivant et l’existant !

Leïla el-Wakil, architecte EAUG, Dr Pr histoire de l’architecture UNIGE, secrétaire de SOS Patrimoine CEG (Contre l’enlaidissement de Genève) à paraître dans Anthos, l’annuaire de l’architecture paysagère suisse, « Radical », 2022.

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La Gradeline, un bien à protéger

Par la présente SOS Patrimoine CEG demande le classement de la maison Wanner, sise au n° 35, chemin de la Gradelle (A 310, A 900 sur la commune de Cologny) et de ses abords. Elle s’étonne par ailleurs grandement du cheminement d’une procédure qui conduit à la démolition pure et simple de cette demeure qu’il était pourtant question de conserver en 2016 si l’on en juge d’après l’étude fournie par le Service des Monuments et des Sites de la Direction du patrimoine en 2016, suite à une visite effectuée sur place de Mesdames Nadine Doublier, fonctionnaire du SMS, et Isabelle Brunier, alors historienne de l’équipe des Monuments d’art et d’histoire. L’évaluation au terme de la partie descriptive du bâtiment concluait : « C’est moins dans l’harmonie générale de cette ancienne maison transformée à deux reprises que dans la nature résolument décorative de ces interventions (« chaletisation » en 1880, « style Art Déco » en 1924) que réside l’intérêt patrimonial de cet objet singulier. Au surplus, rappelons que les deux acteurs de ces transformations s’inscrivent en plein dans l’histoire de l’architecture locale […] A ce titre une mesure de protection se justifie. »[1]

Demande de classement  de la Gradeline (maison Wanner)

N° 35, Gradelle (A 310 et A 900), parcelle 1750, Cologny

La Gradeline, 35 ch de la Gradelle

La Gradeline, CIG BGE Photo Boissonas

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Halte

Lorsqu’on compose un numéro d’urgence comme le 117, on s’attend à voir surgir immédiatement les secours. Comment expliquer que lorsque qu’on parle d’«urgence climatique», rien ne se passe ou si peu. Des réunions d’experts, des conférences, des palabres, des injonctions, des conclusions … suivies de déclarations d’intention et si peu de résultats tangibles. Sans faire ici état des négationnistes. Faut-il imputer cette paralysie à une tétanie due à l’affolement ? Ou plutôt à une philosophie d’ « après moi de déluge » ! Sauf que le déluge, l’incendie, les tempêtes apocalyptiques, c’est pour « moi », pour « nous », pour « vous », maintenant.

Comment répondre à une urgence ? Par des mesures immédiates : un arrêt brusque, un stop, un changement radical de cap. Or, on n’a fait qu’éluder, depuis le Club de Rome, en se donnant du temps et en échelonnant les mesures à prendre, quand on les prend, comme si on avait l’éternité pour agir. On a euphémisé la crise avec un vocabulaire lénifiant. On parle de transition alors qu’il faut se retrousser les manches pour une révolution.

Dans ce contexte de crise, Genève proclame sa « mue » tout en continuant sur une lancée initiée par l’ancien conseiller d’Etat PLR Marc Muller, lequel, fort de son expérience politique et professionnelle, vient de publier un copieux « Droit de la construction » pour faciliter le travail déjà infiniment simple et encouragé, plus encore qu’à l’âge des Trente Glorieuses, des promoteurs immobiliers. On s’enferre dans ce qui n’est pas même une impasse, mais une fausse route, pavée de mauvaises intentions, pas durables du tout. Des paroles creuses bâties sur des hypothèses erronées. Construire pour des frontaliers qui renonceraient à la voiture en quittant maison et jardin de France voisine pour venir s’établir, plutôt s’entasser, dans l’inabordable Genève gentrifiée, et rejoindraient sur des pistes ad hoc les cohortes de trottinettes et vélos électriques. Une vue de l’esprit ! On eût pu plus facilement (faire) développer à travers le Grand Genève un système de transports en commun mobiles, autres que le Léman Express sur la ligne duquel chacun ne se trouve pas.

Cette politique de densification de la ville, déjà auparavant la plus dense de Suisse, encourage dans les faits l’afflux d’étrangers qui ne sont pas précisément des frontaliers, lesquels dans leur grande sagesse, continuent de préférer demeurer de l’autre côté de la frontière, mais de nouveaux résidents suffisamment aisés à la recherche de placements sûrs en Suisse et qui achètent sur plans l’objet de leur déconvenue à venir.

Depuis l’adoption du Plan Directeur Cantonal 2030 au pire moment, en juin 2013, alors que le GIEC avait déjà rendu maints rapports alarmants, la population assiste impuissante à l’emballement d’une machine infernale, un mouvement perpétuel de destructions et de reconstructions, prises en charge par des entreprises de travaux publics et leurs sous-traitants de sous-traitants. Dans les faits un spectacle du XXIe siècle, digne d’un Piranèse dans ce que ses Carceri avaient de pire, les bruits de chaînes remplacés par ceux des camions bringuebalants et leur cargaison de béton ! Quelles qu’aient pu être les oppositions en cascade, les procédures judiciaires en pagaille, les recours innombrables à tous les échelons de la justice et jusqu’au Tribunal Fédéral, quoi qu’il en ait coûté aux parties recourantes, inexorablement, au prétexte du logement, la scandaleuse mue obsolète a continué d’éventrer Genève, d’arracher ses arbres, de décimer sa faune et de désespérer ses habitants. 

De tous ses homologues helvétiques le département du territoire est celui qui a semé la plus grande discorde et le plus grand désordre aux profits des mêmes. Or on sait que le bâtiment produit 40% des gaz à effet de serre au niveau mondial.

C’est Halte maintenant, tout de suite !  

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L’effet Bilbao n’est plus d’actualité

Lorsque l’antenne européenne du musée Guggenheim est inaugurée en 1997, Bilbao est sous le feu des projecteurs. Cette ville dont le destin avait été scellé par le déclin de l’industrie lourde se cherchait une nouvelle dimension pour sortir du sévère marasme économique dans lequel elle était tombée. Sa candidature fut retenue pour construire là ce qui devint un stupéfiant paquebot de béton, de verre et de titane étincelant. L’éclat du voyant musée dessiné par Frank Gehry allait capter l’attention du monde entier et générer des flots ininterrompus de charters d’aficionados. Dans les années 1990 l' »effet Bilbao » allait au pire exciter la jalousie, au mieux susciter l’émulation.

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Au nom du « patrimoine de demain » cette Cité de la Musique?

Selon une formule désormais consacrée (et usée à force de l’être), d’aucuns aspirent ici et là à construire le « patrimoine de demain ». Difficile de retracer l’origine de ce concept paradoxal qui a pu surgir à l’international dans le sillage de l’association Docomomo (International committee for documentation and conservation of buildings, sites and neighbourhoods of the modern movement). Que la création architecturale d’aujourd’hui puisse automatiquement et sans que cela soit soumis à discussion équivaloir au patrimoine de demain, voilà qui est hautement problématique!

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Une mise à plat de l’histoire de l’architecture et de son enseignement

Architectural history and Climate Emergency, voilà un colloque qui entend secouer le cocotier. Comment à l’heure actuelle renouveler la discipline de l’histoire de l’architecture qui continue trop souvent de ronronner sur ses vieux acquis (formalisme, esthétique, spatialité …) sans se poser des questions devenues pourtant cruciales. La Société des Historiens de l’architecture de Grande-Bretagne lance un appel à contributions pour sa très prometteuse conférence 2021, coordonnée par Barnabas Calder, Alex Bremner et Savia Palate. Elle souhaite mettre en lumière le rôle que l’histoire de l’architecture et de l’environnement bâti pourrait jouer pour chercher à répondre aux préoccupations en lien avec la dramatique question du changement climatique.

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Eglise St Edward’s, Brotherton, et les tours de la centrale électrique de Ferry Bridge

Photographie d’Eric de Maré (RIBA) illustrant l’appel à colloque

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Comment s’évanouit le patrimoine architectural

A partir d’une petite histoire vraie dans un village « protégé » du Genevois                                                                                                                                               

C’est avec stupéfaction que j’ai constaté la semaine dernière que mon jeune nouveau voisin, au demeurant fort sympathique, avait éventré la façade de la maison de feue Léa G., du côté jouxtant ma propre parcelle. Rien, lors des discussions que j’avais eu l’occasion d’avoir avec lui, ne laissait présager ce massacre. Il parlait avec émotion des murs de 300 ans d’âge. Je ne pensais pas que c’était pour les démolir.

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Lorsqu’au printemps 2020, pendant le confinement, j’ai reçu des photos montrant la destruction de la partie opposée de cette même façade et que je m’en suis inquiétée, la réponse que j’ai alors obtenue était que cette première atteinte était autorisée, la façade ayant subi à cet endroit des transformations au XXe siècle. Cela m’a alors un peu rassurée, mais pas tout à fait convaincue. Même une partie de façade du début du XXe siècle, réalisée avec les matériaux et savoir-faire traditionnels, a, à mon sens, de la valeur dans un village protégé.

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La maison de feue Léa G. était une maison encore très authentique, ayant conservé sa structure intérieure avec planchers en bois et ses façades, quand bien même les occupants précédents avait cru bon transformer fondamentalement la cour en la bétonnant et en abattant le beau mur à cadette arrondie qui séparait du côté cour ma propriété de la leur et ajouter un (ou plusieurs) velux sans autorisation. Cette famille à peine partie, la voilà remplacée par un jeune et sympathique vandale, qui a la langue bien pendue, qui pense maîtriser le projet architectural et surtout l’intervention dans l’ancien, une chose si délicate.

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Comment se fait-il qu’on puisse en arriver là dans un village qui se trouve accompagner un important château de la fin de la Renaissance, lui-même monument classé ? Où sont les erreurs d’aiguillage fatales qui provoquent un tel dérapage ? Lorsque j’ai acquis un bien en 1992, c’était parce que ce village, un peu endormi, avait beaucoup de charme et on prétendait qu’il était « protégé » d’une certaine manière au titre de périmètre du château (la loi des 500 m. tant discutée depuis). Je pensais garanti un avenir dans un environnement ancien et charmant relativement sous contrôle.

Etre spécialiste d’un domaine et être propriétaire étrangère d’un bien immobilier dans un village ont toujours pour moi été deux choses distinctes. Quand bien même j’ai appliqué à la propriété, dont je m’étais rendue acquéreuse, les règles que j’ai professées dans l’académie, il n’était, bien entendu, pas question pour moi d’essayer de vouloir imposer ces principes aux autres, puisque je n’avais aucune autorité pour le faire. Et, 28 ans plus tard, je m’en veux infiniment de n’avoir pas essayé, de n’avoir pas fait plus de pédagogie auprès des responsables.

Car le village ne s’est pas embelli pendant toutes ces années où la valse des propriétaires successifs et de leurs interventions successives, peu ou pas maîtrisées, ont entrainé mille et unes déprédations. Cela va des fautes de goût plus ou moins réversibles (et c’est un moindre mal) comme enduits complètement ratés et faux joints extérieurs, apparition de murs de clôture en bois ou parpaing sans obéir à aucune ligne directrice, ajouts de balcons métalliques achetés dans quelque Bricorama ou de structures en bois démesurées, remplacement de portes et fenêtres en bois par des portes et fenêtres métalliques, etc., aux atteintes irréversibles comme démolitions et reconstructions partielles, agrandissements clandestins des ouvertures, occupation des combles et leurs impacts en toiture, etc.

Toucher à la substance du gros œuvre des maisons anciennes est une atteinte grave et irrémédiable. Les murs de boulets et de pierres de taille constituent véritablement l’ossature substantielle du village et, lorsqu’on décide de remplacer ces vieux murs centenaires par des murs en parpaings de béton, il s’agit d’une atteinte fondamentale dont il faut bien mesurer tous les tenants et les aboutissants avant même le premier coup de marteau-piqueur. Et il faudrait surtout le faire en déposant une demande d’autorisation de démolir et reconstruire en bonne et due forme.

Le plus triste de toute cette sarabande est de constater la vitesse de rotation des propriétaires qui s’en prennent à ces bâtiments centenaires et les malmenant pour les abandonner aussi vite. Il s’agit parfois d’un « premier achat » qu’on revendra dans la foulée et, dans ce cas, il paraît d’autant plus inadmissible de « fermer les yeux » sur des atteintes graves qui péjorent à tout jamais le bien immobilier et lui font perdre toutes ses qualités initiales de bâtiment ancien. Pourquoi acquérir un bâtiment tricentenaire si c’est pour le travestir en maison moderne et détruisant sa substance et en faire un bien qui se mesure à l’aune des critères contemporains en appartements de 60 ou 80 m2 ? En encore, si tout cela se faisait sans atteinte aux façades et aux gabarits et avec les conseils d’un spécialiste des monuments historiques. Il y a à l’évidence un gros malentendu que des directives claires de la mairie et des monuments historiques, brandies au moment de l’achat ou aussitôt après, pourraient peut-être aider à dissiper dans l’intérêt de la mise en valeur du noyau villageois.

C’est bien volontiers que je m’entretiendrai avec Monsieur le Maire et ses Conseillers administratifs dans l’intérêt de la défense du caractère historique du village. L’architecture ancienne est un bien trop précieux pour qu’elle puisse être dilapidée n’importe comment par des intervenants sans compétences dans le domaine. Et remplacée par des faux semblants qui ne sont plus porteurs ni de sens ni d’histoire. Sans quoi, notre village « protégé », qui compte encore quelques belles maisons « dans leur jus », ne sera bientôt qu’un village sans charme et sans intérêt aucun, son château ayant lui-même subi des interventions discutables par le passé.

                                                                                                                    

Le patrimoine bâti entre le marteau de la croissance et l’enclume du basculement du monde. Commentaire critique par Leïla el-Wakil, Genève

Texte publié dans bfo-journal, 4-2018, pp. 21-27 http://bauforschungonline.ch/sites/default/files/publikationen/bfo-journal_4.2018_el-wakil.pdf

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Les étés genevois des machines à broyer

Marcel Duchamp était, selon ses propres dires, fasciné par les machines d’une chocolaterie à Rouen, qu’il voyait fonctionner à travers la vitrine en contrebas de la rue où il habitait, ce qui lui suggéra la peinture de précision de l’une d’entre elles qui allait prendre place dans l’une de ses oeuvres les plus célèbres: le Grand Verre. Constituée de trois cylindres, chargés de réduire la granulosité du chocolat, ces machines tournaient implacablement, même à vide parfois. Toute aussi implacable est la machine immobilière locale, nationale et transnationale …, la grande mécanique internationale qui n’en finit pas de ne pas ralentir et qui broie dans les cylindres de ses bétonneuses les espoirs de toute vie durable et corollairement nos biens, nos souvenirs, notre histoire, nos maisons, nos arbres, nos jardins.

Cours du 10 novembre 2012 – Page 2 – L'art moderne

                                   (Machine à broyer le chocolat, Marcel Duchamp)

 

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