Pr. Dr. Leïla el-Wakil, Université de Genève (version auteure de l’article publié dans Le Courrier de l’Unesco janvier-mars 2024 sous le titre « Le retour en grâce du vernaculaire » https://courier.unesco.org/fr/articles/le-retour-en-grace-du-vernaculaire
A l’heure où chacun peut désormais constater les effets du changement climatique sous toutes les latitudes, la question de l’impact carbone du secteur du bâtiment et des infrastructures est devenue cruciale. Et si, confiants dans nos moyens high-tech, nous avions été des apprentis sorciers dans notre manière d’aménager la Terre ? Et si, pareils aux constructeurs arrogants de l’Ancien Testament, nous avions défié Dieu en édifiant des tours de Babel qui aujourd’hui renversent l’humanité ? Les risques actuels sont liés à la subsidence (Djakarta et quelques autres mégapoles s’enfoncent sous le poids de leurs gratte-ciel), à l’imperméabilisation des sols, aux ilots de chaleur urbains, à la surexploitation du sable des littoraux pour fabriquer le béton, cette « arme de construction massive du capitalisme » selon Anselm Jappe. Quel regard porter dès lors sur les hauts faits architecturaux du XXe siècle et comment réorienter l’architecture pour répondre à la question cruciale de la durabilité et de l’impact CO2 qu’il s’agit de maîtriser ?
Alternative : la grotte ou la hutte ?
Obligés de trouver des moyens primordiaux, à l’instar des animaux, pour s’abriter sous toutes les latitudes et climats, les êtres humains ont déployé une créativité quasi instinctive pour se protéger. La théorie architecturale occidentale, de Vitruve à Joseph Rykwert, reconnaît essentiellement deux réponses adéquates à ce besoin essentiel, possibles origines de toute architecture savante : la grotte d’une part et la « hutte primitive » d’autre part.
Nombreux sont les avantages de l’architecture creusée : bénéfice de la masse thermique du sol pour la stabilité de la température, protection naturelle contre les intempéries, intégration dans le paysage, argument mis en avant par Jean-Louis Chanéac (1931-1993) du GIAP qui prônera l’architecture enterrée de nature à éviter la pollution des paysages, ce qu’il détaille dans son ouvrage posthume intitulé L’Architecture interdite (2005). Encore trop rares sont aujourd’hui les architectes disposés à s’inspirer de cette formule dans leur pratique, à moins que ce ne soit pour revaloriser des sites classés au patrimoine mondial comme les hôtels raffinés de Matera (Italie), dont les Sassi furent interdits à la population en 1955, ou l’auberge low tech de Maymand (Iran), village troglodyte dont la population fut déplacée en 1970.
Conceptualisée par l’abbé Laugier dans son Essai sur l’architecture (1753), la « hutte primitive », contrepoint salutaire aux outrances architecturales baroques, aura pour effet de populariser cette fiction d’une Urarchitektur en bois, d’où dériveront tant le chalet alpin que celui des Aryas de l’Himalaya, décrit par Viollet-le-Duc dans son Histoire de l’habitation humaine (1875). Les quatre poteaux et poutres de la hutte primitive engendrent de magnifiques structures à ossature bois, dont les extraordinaires façades à colombages, qui sont éclipsées au XIXe siècle par les nouvelles charpentes métalliques. Fer, puis acier coïncident avec l’apparition des premiers gratte-ciel de Chicago. Il faut attendre l’extrême fin du XXe siècle pour que l’on bascule dans l’ossature bois des origines revisitée à l’aune d’innovations technologiques telles que le bois lamellé-collé et lamellé-croisé. Parce qu’un bâtiment en bois est à même de capter le CO2, de grands bureaux renouent avec ce matériau, comme le démontre le Japonais Shigeru Ban (1957- ) dans le siège administratif de Tamedia Zurich (2013). Si bien que même de hautes tours se targuant de durabilité voient le jour. Øystein Elgsaas réalise la tour Mjøstårnet (2019) à Brumunddal (Norvège) de 18 étages et 85,4 mètres de haut, concurrencé, entre autres, par Team V Architectuur et sa tour HAUT d’Amsterdam Pays-Bas), ou la future Rocket & Tigerli (2026), Winthertur (Suisse) de l’agence danoise, Schmidt Hammer Lassen Architects.
Les ossatures de bambou traditionnelles en Asie tout comme en Amérique latine sont aussi ressuscitées avec un grand succès aujourd’hui. Le Colombien Simon Vélez (1949 – ), qui porte aux nues cet « acier végétal », combine ses constructions en bambou avec des principes contemporains pour créer d’extraordinaires structures légères et durables, des huttes des temps modernes ou l’Eglise sans nom de Carthagène (Colombie). D’autres lui ont emboîté le pas.
L’architecture sans architectes
L’exposition montée par Rudolf Rudofsky au MOMA de New York (1956), publiée dans l’ouvrage Architecture without architects. A short Introduction to Non-pedigreed Architecture (1964), réhabilite pleinement l’architecture sans architecte. Dès lors l’architecture vernaculaire de terre crue du pays des Dogons, de pierre sèche des Cinque Terre, de bois des datchas finlandaises, troglodyte des quatre coins du monde etc. est reconnue et valorisée pour l’habileté des savoir-faire, la simplicité des moyens, le caractère eco-friendly et le bon sens de son génie. L’input de Rudofsky fertilisera la pensée et la création architecturale mondiale, tandis qu’en parallèle des architectes s’inspireront des traditions de leur pays comme le Finlandais Alvar Aalto (1898-1976), l’indien Charles Correa (1930-2015) ou le Sri Lankais Georges Bawa (1919-2003).
Champion de l’architecture sans architecte, Hassan Fathy (1900-1989) se fait mondialement connaître lors de la parution du livre, Construire avec le peuple, Histoire d’un village d’Egypte, Gourna (1971), qui est le récit romanesque de la réalisation d’un village-modèle sur la rive ouest de Louxor. Fervent adepte des savoir-faire ancestraux de son pays, il se réclame de la pharaonne bâtisseuse Hatshepsout, lorsqu’il réactive la brique de terre crue, matériau pauvre qui favorise l’auto-construction des villages de Haute Egypte. Dans une pièce satirique, intitulée « L’Enfer du béton armé » (1964), il dénonce la mondialisation de l’architecture et de l’urbanisme et regrette l’usage inapproprié du béton armé dans le climat extrême du Sahara qui fait de la ville nouvelle de Baris une fournaise inhospitalière. Il loue au contraire l’ancien village de maisons de terre crue, massées le long de ruelles étroites et couvertes, qui protègent les habitants de la chaleur et du vent de sable. Pour lui le retour aux enseignements de la tradition est indispensable. Les murs épais de terre ou de pierre rendent de meilleurs services en termes d’isolation thermique que les murs minces de béton armé. La combinaison du moucharabieh et du malqaf (qu’on appelle badgir en Iran) permet de ventiler et rafraîchir naturellement l’intérieur des maisons, infiniment mieux et à moindre coût énergétique qu’une installation d’air conditionné.
De la disposition même de la maison arabo-musulmane introvertie, articulée autour de ses cours et jardins intérieurs, il s’inspire pour créer de remarquables maisons de villégiature le long de la route de Saqqara au sud du Caire, notamment celle de Mit Rihan, qui illustrent sa conception d’une architecture appropriée. Il recevra en 1980 le Prix Aga Khan pour l’ensemble de son œuvre et son exemple inspiré de la tradition marquera le cercle de ses collègues (Ramsès Wissa Wassef) et de ses épigones (Abdel Wahid el-Wakil, Omar el Farroukh, Rami el Dahan, Soheir Farid, Ahmad Hamid).
Les expériences du retour à la technologie de la terre crue se répandirent du Maghreb au Mashrek à partir des années 1960 jusqu’à culminer dans l’Association subsaharienne La Voûte nubienne qui pourvoit en maisons de terre crue les plus démunis, redonnant aux populations la possibilité de construire leur habitat. Créé en 1979 CraTerre, laboratoire constitué à Grenoble (France) autour de la technologie de terre crue coïncide avec l’exposition Architecture de terre de Beaubourg (1981-1982) marque l’intérêt occidental pour cette technologie, autrefois très répandue même en France, particulièrement en Isère. De L’Isle d’Abeau à Auroville, CraTerre contribue à l’expansion de la technologie à travers le monde. Aujourd’hui nombreux sont les adeptes de la terre crue sous ses formes traditionnelles comme Martin Rauch (1958 – ) qui construit des maisons de terre appelées à disparaître par érosion ou Ana Heringer (1977 – ; prix Aga Khan 2006-07 pour sa Meti school de Rudrapur au Bangladesh) dont l’œuf de terre crue édifié pour la Biennale de Venise 2016 évoque les huttes de terre couvertes de chaume qu’on trouve dans le Maharastra. De jeunes bureaux, comme Terrabloc (Genève) mettent au point des blocs de terre stabilisée avec un pourcentage de ciment qui leur permet d’obéir aux normes en vigueur en Suisse. La résistance et la durabilité de la terre sont améliorées.
Recycler-récupérer
L’actuel changement de focale oblige les professionnels à poser de façon plus responsable la question du projet architectural et de sa matérialisation et à chercher à fusionner passé et présent. Tous les enseignements du passé sont bons à réexaminer dans une perspective de durabilité : la science de l’implantation et de l’orientation pour profiter de l’ensoleillement et des vents dominants ; l’emploi de matériaux biosourcés puisés dans l’environnement local ; le recours au low-tech et aux savoir-faire artisanaux ; du bon sens lié à l’observation attentive du genius loci et des anciens bâtiments.
Plus radicale encore, même si elle peut sembler moins créative, c’est la culture du remploi qu’il faut réapprendre aujourd’hui. Afin d’éviter le gaspillage de ressources, impensable dans le passé, ce sont non seulement les matériaux, mais surtout les bâtiments existants qu’il faut continuer d’utiliser en les adaptant aux nouveaux usages et aux nouveaux besoins. Les Français Lacathon&Vassal (Prix Pritzker, 2022) et la Suissesse Barbara Buser montrent ce chemin depuis plusieurs décennies.