Les tensions qui agitent Genève autour du devenir de ce qu’il lui reste de territoire et de patrimoine résultent de profondes divergences de vues entre ses différents acteurs. La population d’une part qui endure des décisions entérinées par ses représentants, dont on constate à présent, à la veille des élections d’avril 2018, qu’ils ne la représentent que très imparfaitement; le politique (pour employer un terme générique) d’autre part et les différents milieux de l’immobilier, qui constituent dans notre canton un lobby très puissant, parfaitement introduit dans les différentes sphères du pouvoir. Dès lors les habitants usent de tous les moyens à leur disposition pour alerter, ralentir, voire stopper l’élan irréfléchi impulsé par le Plan Directeur Cantonal 2030, dans la frénésie duquel se sont précipités promoteurs et financiers.
Le schisme entre les bâtisseurs et le reste du monde
La crise se prépare de longue date. Et les architectes y ont bien travaillé. Sans avoir généralement la culture humaniste de leurs aînés, ils ont fait main basse sur le patrimoine et se sont même retrouvés à la tête d’associations de sauvegarde, (qui ont la qualité pour agir), à plaider pour le « patrimoine de demain », cette dérive maintenant communément admise. Bien présomptueux pourtant ceux qui prétendent savoir aujourd’hui ce que nos enfants jugeront digne d’être promu au rang de patrimoine demain? Ils ont donc ouvert toute grande la boîte de Pandore. Il en est sorti des crapauds de surélévations, des vipères de démolitions, des hydres de reconstructions, et autres maléfices, qu’on penserait mythologiques, s’ils n’étaient, hélas, réels …
Le crapaud de la Servette sous lequel croûle la marquise du cinéma Nord-Sud
Avec un grand activisme les architectes ont aussi, assistés de quelques historiens d’art, revalorisé « le patrimoine bâti moderne et contemporain », autour duquel ils ont créé une nouvelle chapelle, pour ne pas dire église ou secte. C’était assez pénible d’être l’otage de ce cénacle et de constater que lorsqu’il s’agissait de prendre la défense d’un bâtiment « Beaux-Arts » ou « Heimtastil », il n’y avait plus personne. Ces mêmes ont capté des postes à responsabilité dans les instances qui s’occupent de préservation du patrimoine de toutes époques confondues. Parce qu’assez bizarrement on a consacré des architectes plutôt que des historiens de l’architecture dont le bagage, en termes d’histoire de l’architecture justement, est autrement plus vaste. Que de Honnegger, de Saugey, de Braillard sacralisés …; que de Fatio, Reverdin, Camoletti sacrifiés …! Et je ne cite que quelques grands noms! Parce que pour ce qui est des architectes du XIXe siècle moins connus, tout saute et tout passe à la trappe.
Je devrais cependant mettre ceci à l’imparfait, car nous sommes présentement au point de basculement.
Les habitants en effet n’en peuvent plus de ce patrimoine de demain qui se fait attendre, des énormes caisses grises que sont les gares du CEVA dont les jurys d’architectes nous avaient promis monts et merveilles et qui ont nivelé des sites qu’on aurait pu développer tout autrement, de l’impact de mornes barres, qui, sans imagination et bien que dotées de l’alibi Minergie, banalisent le territoire et dans lesquelles on étouffe! Et ceci là où il y avait de charmants quartiers, construits en pierre et munis de toitures, dans lesquels il faisait bon vivre, ou des places conviviales où se tenaient des marchés fréquentés. Des lieux dont le Recensement architectural du Canton (RAC), labile outil prétexte, ne peut, ne veut, ne sait reconnaître la qualité au titre d’architecture, mais surtout de site, d’environnement et de qualité de vie en général.
L’ancienne Gare des Eaux-Vives détruite au bénéfice du nouveau quartier développé par les CFF, l’un des plus gourmands promoteurs immobiliers de Suisse (crédit photographique Pierre Abensur)
La charrue avant les boeufs
Comment a posteriori nos politiciens pourront-ils s’expliquer sur le fait d’avoir engagé la densification du Canton au nom du PDC 2030 avant même d’avoir accompli l’inventorisation complète de ses richesses? Comment pourront-ils défendre une protection du patrimoine au pourcentage, exactement un maximum de 20% d’objets patrimoniaux jugés dignes d’intérêt? En toute logique ce Recensement architectural du Canton (RAC) était l’outil préliminaire qui nécessitait un moratoire complet de toutes les activités de démolition, tant qu’il n’était pas établi, discuté et approuvé par toutes les instances et privés intéressés.
Le RAC court toujours selon des règles qui lui sont propres, mais inaptes à reconnaître des sites d’intérêt architectural, mais aussi environnemental, des poches de verdure en Ville, comme celle de Cointrin Ouest, ou à remettre en question de vieux acquis en termes de zones de développement. Certaines zones déclassées en zones de développement dans les années 1950′ ne doivent-elles pas raisonnablement être repensées à l’aune des préoccupations environnementales? Car, en 2018, ce sont de nouvelles valeurs qui doivent être activées rapidement pour sauver ce qui peut l’être de la qualité de vie et de la dimension de développement durable sur le territoire genevois. Un quartier de villas dans une ville dense ne peut s’apprécier uniquement sous l’angle obtus et démagogue de la propriété privée, mais en tant qu’apport en tant que poumon de verdure appréciable dont bénéficie l’ensemble des riverains.
Le soc des pelleteuses s’est clairement activé devançant le lent et patient travail des boeufs du recensement (auxquels nous nous sommes joints en son temps), lesquels, peinant à la tâche sous l’aveuglant joug, cherchent aussi, c’est légitime, à alléger leur fardeau en édulcorant l’intérêt patrimonial des bâtiments soumis à leur crible. Un bâtiment d' »intérêt secondaire » ne nécessitera pas le même effort de recherche et de documentation qu’un bâtiment « intéressant » ou « exceptionnel ». Mais ce que l’on constate maintenant, c’est que le Genevois lambda trouve exceptionnels des bâtiments jugés sans intérêt ou d’intérêt secondaire par les recenseurs. Comment va-t-on résoudre cette impasse? En remettant à zéro les critères d’évaluation et en introduisant au rang des censeurs les habitants de la Ville et du Canton?
Le site de la ferme Grosjean qui ne sera pas construite. La population de Chêne-Bougeries vient de se prononcer.
Moins d’architectes aux postes-clefs, davantage de bon sens citoyen et de savoir historien
La Déclaration de Davos (décembre 2017), initiée par Alain Berset et signée par les ministres européens, souligne dans une approche holistique la responsabilité commune du monde politique et de la société civile en matière d’environnement bâti. Elle déclare que l’environnement bâti a des répercussions importantes sur le bien-être et la qualité de vie de la population et qu’il est déterminant pour stimuler les échanges sociaux, renforcer la cohésion sociale, susciter la créativité et s’identifier à son lieu de vie. Elle précise que le développement d’un habitat de qualité et l’aménagement harmonieux du paysage font partie des principaux défis que doivent relever la société actuelle et la culture du bâti de demain.
Elle constate aussi que de fortes pressions s’exercent sur la qualité de nos villes, de nos villages et de nos paysages et proclame que le mitage, l’augmentation du nombre d’agglomérations impersonnelles et la prolifération des voies de communication ont des retombées sociales négatives. Face à cette situation, il faut adopter une politique européenne orientée vers l’amélioration à long terme de l’aménagement de l’environnement bâti. En organisant cette conférence dans le cadre de l’Année européenne du patrimoine culturel, la Suisse souligne l’importance qu’elle accorde à la culture du bâti, dont relèvent aussi bien le patrimoine culturel que la planification et la construction contemporaines.
Pour défendre les nouvelles valeurs qui sont celles du XXIe siècle, ce sont paradoxalement davantage d’historiens qu’il faut convoquer, entourés de tous ces usagers qui aspirent à changer le monde, en lieu et place des armadas d’architectes émoussés par des formations technocratiques désuètes de grandes ou petites écoles. Demain Genève passe par la marche d’une marge qui ne cesse de s’élargir.
Merci Leïla, excellente analyse!
J’aimeJ’aime