De toute la Suisse Genève est sans doute le canton qui s’est le plus multiplié en coûteux recensements et inventaires de son patrimoine bâti avec si peu d’effets. Contrairement à ce que l’on nous fait accroire, l’actuel Recensement architectural du Canton (alias RAC), lancé en fanfare en 2015, n’est pas le premier recensement architectural de Genève. Loin s’en faut! Il n’est que la suite d’une entreprise quinquagénaire qui a mal tourné. Les années 1970′ ont vu naître sous l’égide du Département des Travaux publics, le Recensement architectural du Canton [sic], mené par l’architecte Monique Bory, qui ciblait alors particulièrement les villages et leur zone 4B protégée, puis, dans les années 1980′ – 90′, différents secteurs de la couronne urbaine ou zone 3 B de développement. Tant d’efforts consentis, tant d’argent dépensé, pour tant de casse au final.
D’aussi loin qu’il existe, le Recensement architectural du Canton appartient à la famille du Kurzinventar comme l’appellent les spécialistes germanophones. Il s’oppose en cela au Grossinventar qui s’incarne quant à lui, en Suisse, principalement dans la série des Monuments d’Art et d’Histoire, éditée par les cantons en collaboration avec la Société d’Histoire de l’Art en Suisse et que l’on considère comme l’inventaire scientifique par excellence. Pour rappel, Genève est le dernier canton suisse à avoir entrepris sa série d’inventaire scientifique, renaclant sous l’effet endémique de la spéculation immobilière à sanctifier des bâtiments dont certains pouvaient encore secrètement espérer la démolition.
A cela s’est ajouté l’ISOS, Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse, en quelque sorte l’héritier de la tradition de la Kunsttopographie mise au point par Georg Dehio dans les Länder allemands dans la seconde moitié du XIXe siècle et dont on vient d’assister présentement à Genève à la mise à jour, non sans douleur, plusieurs sites ayant souffert depuis leur repérage et identification dans les années 1970′- 80′. Nous n’énumérerons pas toutes les autres entreprises d’inventaires et de recensements menées par l’Etat ou par la Ville de Genève, comme ces fiches du Recensement du domaine bâti de la Ville de Genève, dont Bernard Zumthor, en sa qualité de conseiller en conservation du patrimoine, souhaitait en 1986 qu' »une meilleure compréhension de ses qualités contribue davantage à sa gloire qu’à ses souffrances! ».
En tant que Kurzinventar, le Recensement architectural du Canton a produit de la matière documentaire et scientifique qui s’est affinée avec le temps. Si, actuellement l’étude historique, s’appuyant sur le dépouillement systématique des autorisations de construire, permet d’attribuer et de dater avec précision la construction et les transformations d’un bâtiment recensé, le fait que les recenseurs n’aient en règle générale pas accès aux intérieurs affaiblit considérablement l’évaluation que l’on peut donner d’un bâtiment. Pour exemple, les démolitions effectuées l’an dernier dans le quartier des Allières ont mis en évidence le raffinement de détails décoratifs qui n’avaient pu être repertoriés dans le cadre du recensement sectoriel.
L’évaluation du Recensement architectural du Canton a évolué à travers les décennies. Dans les années 1980′-2000′ un jeu de couleurs, ratifié par la Commission des Monuments et des Sites, signalait l’intérêt des bâtiments : ROUGE équivalait à « exceptionnel », ORANGE à « intéressant », JAUNE à « documenter en cas de démolition ». Ces valeurs auraient dû, si l’Etat avait fait le follow up qui lui incombait, être suivies de mesures de protection, le ROUGE correspondant à une mesure de classement, l’ORANGE à une inscription à l’inventaire. Il est absolument faux de prétendre, comme le font communément certains promoteurs, architectes ou juristes (et non des moindres) qu’un bâtiment ORANGE, c-à-d. « intéressant », peut être détruit. Des mentions relatives au paysage dans lequel prennent place les bâtiments venaient s’ajouter à la liste des éléments à conserver le cas échéant.
Actuellement le RAC s’accorde sur 4 valeurs: Exceptionnel, Intéressant, Intérêt secondaire, Sans intérêt. A nouveau les bâtiments « exceptionnels et intéressants » sont prévus maintenus selon les termes du Recensement architectural du Canton. Prétendre le contraire c’est trahir éhontément l’esprit dans lequel s’est péniblement élaboré la refonte récente de cet éternel recommencement qu’est le Recensement architectural du Canton. Ce que ce dernier rejeton de recensement n’a malheureusement pas réussi à intégrer en termes de valeurs, se situe au-delà de la valeur intrinsèque de l’objet architectural, dans le rapport de l’objet à son contexte, dans l’importance du rapport des vides et des pleins, dans l’harmonie d’un ensemble de constructions même mineures, dans l’arborisation et la végétation contextuelle qui appartient à la tradition genevoise.
Depuis 50 ans que bégaie cette évaluation patrimoniale dans les mailles de laquelle le patrimoine se retrouve fait comme un rat, que conclure? Des générations d’historiennnes et d’historiens, d’architectes, de spécialistes ont reçu des mandats, de l’argent public, beaucoup d’argent pour produire des cartes, des couleurs, des valeurs … que d’autres ont au cours de longues séances plénières entérinées … Quand on y pense cela donne le vertige.
Or aujourd’hui à quoi assiste-t-on? De ce faible outil qui devrait prémunir Genève de l’effacement de son histoire urbaine, architecturale et paysagère, certains s’efforcent d’attaquer davantage encore les valeurs, à l’heure actuelle pourtant remâchées au travers d’on ne sait quels consensus. Doit-on conclure que quelque deux ex machina, tel Caton l’Ancien, n’aurait pour toute devise: « Ceterum censeo Genavam delendam esse »?
« Voilà des réflexions clairement exposées qui sont malheureusement la réalité à Genève. Et toujours en première ligne LA question: à quoi servent tous ces recensements ? Pourquoi la mise à l’inventaire ne protège pas un bâtiment? Pourquoi faut-il des années avant que les instances s’occupent du patrimoine en péril? À quoi sert l’ISOS si on compare les communes dans les années 70 avec leur triste réalité d’aujourd’hui ? »
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« Voilà des réflexions clairement exposées qui sont malheureusement la réalité à Genève. Et toujours en première ligne LA question: à quoi servent tous ces recensements ? Pourquoi la mise à l’inventaire ne protège pas un bâtiment? Pourquoi faut-il des années avant que les instances s’occupent du patrimoine en péril? À quoi sert l’ISOS si on compare les communes dans les années 70 avec leur triste réalité d’aujourd’hui ? »
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