Autopsie du dossier du Jeu de l’Arc

Ce sont au moins quatre demandes de classement qui ont été ou sont sur le point d’être envoyées au Conseil d’Etat concernant le bâtiment du Jeu de l’Arc, n° 43 F, route de Chêne. Ces demandes suivent une pétition de plus de 1500 signatures en faveur du maintien du bâtiment, balayée d’un revers de main ministériel. La demande en démolition du bâtiment quant à elle a été autorisée formellement le 2 novembre 2017 par le Département de l’Aménagement, de l’Equipement et du Logement (DALE). Nous sommes présentement dans le délai de quatre semaines pendant lesquelles il a toujours été possible de recourir contre une démolition ou d’effectuer une demande de classement de sauvetage d’un bâtiment. L’autopsie du dossier permettra au lecteur de mieux comprendre pourquoi on se retrouve dans un tel imbroglio.

Situé en zone de développement de longue date, le secteur des Allières a fait l’objet de plusieurs visites et études historiques organisées dans le cadre de la Commission des monuments, de la nature et des sites, de la Direction du patrimoine et du service du Conseiller en conservation du patrimoine de la Ville de Genève. Ces études, qui avaient pour but d’évaluer les bâtiments existants en vue d’un développement, ont toutes unanimement conclu que le Bâtiment du Jeu de l’Arc avait valeur de classement, ainsi que trois villas locatives voisines construites par l’ingénieur Maurice Delessert dans un style Sécession allemande, formant un ensemble.

 

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Les préavis du Service des Monuments et des Sites et de la CMNS concluaient donc qu’il s’agissait de maintenir les bâtiments, préavis que le Conseiller d’Etat Marc Müller a cru bon outrepasser. La chose s’est faite en sourdine, les tractations ont pris leur temps … jusqu’au dépôt d’une demande d’autorisation passée inaperçue par les deux associations ayant qualité pour agir, à savoir Patrimoine Suisse Genève et Action Patrimoine Vivant, des associations de milice, dont les membres bénévoles devraient être à l’affût de tous les projets de démolition et de transformation soumis sur le Canton de Genève. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître au vu des circonstances actuelles, c’est à notre Conseil d’Etat qu’incombe selon les termes de la LPMNS (Loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites), la haute surveillance du patrimoine. Section 7, Art. 43 « Haute surveillance. Outre les attributions que lui confère la présente loi, le Conseil d’Etat exerce la haute surveillance en matière de protection des monuments, de la nature et des sites. » Et pas à des urgentistes tels que les associations de sauvegarde du patrimoine. 

Juridiquement les conditions d’irrecevabilité des demandes de classement présentées par les associations ayant qualité pour agir semblent ne pas être remplies, contrairement à ce qui a été prétendu dans la Tribune de Genève https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/demolition-jeu-arc-precise-carottes-cuites-dit-hodgers/story/23502577, car la démolition du bâtiment du Jeu de l’Arc, bien que prévue dans « un plan localisé de quartier entré en force depuis moins de cinq ans » n’a jamais « fait l’objet d’un préavis favorable de la commission des monuments, de la nature et des sites » (Section 3, art. 10). La faute aux dérives administratives instaurées à l’époque de Monsieur Müller et qu’il est absolument temps de corriger. De même qu’il est temps, soit dit en passant, de corriger la composition de la CMNS qui ne compte en son sein que deux historiens de l’art sur la trentaine de membres siégeant.

Alors certes tout ceci arrive bien tard alors que les droits à bâtir et les montages financiers sont négociés. On se souviendra pourtant du précédent de la villa Edelstein sauvée in extremis en 1983, au terme d’une longue procédure jusqu’au Tribunal fédéral, quand bien même le délai de quatre semaines suivant la publication de l’autorisation de démolir était expiré. Les promoteurs ont dû reculer sans gain de cause. Un incendie et une rénovation lourde plus tard, la villa Edelstein est devenue la Fondation Louis Jeantet de médecine. Et chacun se félicite de son maintien.

En 2017 plus que jamais, et au sens ou l’entend Aloïs Riegl dans Le Culte moderne des monuments, la valeur historique, la valeur de mémoire, la valeur artistique de l’Hôtel du Jeu de l’Arc en font un bâtiment digne d’un classement https://www.tdg.ch/culture/dit-maison-jeu-arc/story/11806151. A ces valeurs il convient d’ajouter la valeur environnementale des abords et de la végétation centenaire, un atout d’une importance primordiale en plein centre ville dans la perspective du réchauffement climatique. Alors que tout le Canton est sens dessus dessous, avec des conséquences que l’on peine à mesurer et un mécontentement grandissant de la population, qui perd ses repères et une partie de son identité, détruire aujourd’hui sciemment ce bien commun que constitue l’Hôtel du Noble Exercice de l’Arc et son cadre de verdure relève au mieux de l’inconscience, au pire de la forfaiture. Car développer dans un territoire de culture comme Genève ne peut se faire au bulldozer et sans tenir compte des traces de l’histoire et du paysage.

 

 

P. S. Voici en annexe la demande de classement présentée par Contre l’enlaidissement de Genève

CONTRE L’ENLAIDISSEMENT DE GENEVE
Recommandée
Au Conseil d’Etat de la République et Canton de Genève
Rue de l’Hôtel de Ville 3
1211 GENEVE 3

 

Genève, le 6 novembre 2017

 

Monsieur le Président,

Madame et Messieurs les Conseillers d’Etat,

 

Par la présente le mouvement CONTRE L’ENLAIDISSEMENT DE GENEVE sollicite de votre haute autorité une :

mesure de classement

 

conformément aux articles ss. LPMNS des parcelles no 2228 feuille 26 de la commune de Genève, comprenant le bâtiment n° E162. Il s’agit de l’Hôtel du Noble Exercice de l’Arc au n° 43 F, rte de Chêne, Genève.

 

A l’appui de cette demande nous observons ce qui suit :

 

Hôtel du Noble Exercice de l’Arc

L’Hôtel du Noble Exercice de l’Arc a été construit pour ladite Société du Noble Exercice de l’Arc de Genève par l’entreprise Olivet sur les plans de l’architecte Lucien Montfort et primé lors du concours de façade de 1900. Cette société venait alors d’être délogée de l’hôtel qu’elle occupait au Pré l’Evêque, ce dernier étant tombé sous les coups de pioche du percement de la rue Pictet de Rochemont.

Son architecture témoigne de la maîtrise parfaite d’un éclectisme raffiné. A la rigueur d’un classicisme qui procure au bâtiment un certain caractère officiel d’hôtel de société s’ajoutent quelques notes néo-baroques et Art Nouveau ; cette combinaison de styles fait de ce bâtiment un exemplaire témoin de l’architecture 1900.

L’aspect néo-XVIIIe siècle tire peut-être son origine de la nostalgie développée à l’égard de l’ancien hôtel du Pré-l’Evêque appelé à être détruit. Montfort s’ingénie à réinterpréter dans ses grandes lignes une architecture qui a eu ses heures de gloire à Genève et dont une part considérable a déjà disparu à son époque dans le périmètre urbain et suburbain de la ville en expansion.

La façade principale est une des façades étroites du bâtiment, tournée vers la route de Chêne, située dans la perspective d’un axe qui y conduit, dont elle constitue le frons scenae. Ceci explique sans doute qu’elle ait été traitée avec un certain monumentalisme eu égard à la taille relativement modeste de l’hôtel dans son entier. Elle était conçue pour frapper de loin le visiteur qui s’approchait. Une certaine robustesse dans l’élégance représentait métaphoriquement l’activité des tireurs à l’arc dont elle évoquait tout à la fois l’habileté de leur pratique et la force de leur art.

Cette façade étroite se démarque du reste de l’enveloppe par la qualité de son traitement architectonique et l’intérêt de son décor, ainsi que par le large usage de la pierre de taille. Elle concentre une richesse d’éléments ornementaux qui culmine dans le fronton triangulaire à modillons géants qui vient se ficher dans la toiture d’ardoises grises à la Mansart. Le tympan dudit fronton s’orne des armoiries du Noble Exercice de l’Arc. L’étroit avant-corps central, enserré de chaînages à refends, abrite la porte d’entrée principale en plein cintre, dotée d’une huisserie d’art, qui s’ouvre sur un perron au rez-de-chaussée ; à l’étage une exceptionnelle porte-fenêtre menuisée avec des inflexions Jugendstil donne sur un beau balcon corbeille à garde-corps de ferronnerie ouvragée. Ce balcon du piano nobile évoque les balcons d’honneur de la tradition classique depuis lesquels papes et princes prenaient la parole pour s’adresser au public.

Les façades latérales et la façade arrière sont plus modestement traitées. Les fenêtres simples u géminées sont toutes soigneusement encadrées de chambranles surmontées de larmiers sur consoles et avec allège à table saillante. Toutefois la façade orientale est percée en son centre d’une porte surmontée d’un exceptionnel motif sculpté, sorte d’emblème de la Société, représentant un aigle en haut-relief (presque une ronde-bosse) tenant un arc et deux carquois entre ses griffes, le tout surmontant des palmes entrecroisées. Quand on sait la rareté de la sculpture ancienne à Genève, cet exemple, dont on ignore à ce jour qui en fut l’auteur, promeut la façade au rang de chef d’œuvre artistique.

De plan rectangulaire, le bâtiment aux murs mi-enduit et mi-molasse verte, est surmonté d’une toiture en ardoise; cette dernière a été modifiée en 1961 par le remplacement des petites lucarnes d’origines par de fortes lucarnes géminées introduites par l’architecte, J. H. Schurch. La chose est totalement réversible et on pourrait même imaginer restaurer dans leur état d’origine selon les photographies anciennes (photo Pricam) les remarquables mansardes et le faîtage de zinguerie dentelée entourant le terrasson.

L’une des caractéristiques du bâtiment était de pouvoir être traversé de part en part, longitudinalement ou transversalement; en effet deux couloirs perpendiculaires séparaient le bâtiment en deux moitiés. Les plans d’origine montrent au rez-de-chaussée une claire séparation entre la grande salle de réunion des sociétaires appelée « Salle des 50 caches », derrière la façade principale, et un appartement de fonction situé à l’arrière du bâtiment. Au premier étage se trouvait une autre salle de réunion, au-dessus de la précédente, et une salle à manger à l’arrière avec une salle pour le comité et les archives.

Le vestibule d’entrée, pavé de catelles formant tapis géométrique, donne accès à une belle porte vitrée à huisserie absolument bien conservée, les portes palières sont remarquables.

Ce bâtiment a fait l’objet d’études et de visites de la part des membres de la CMNS en le 5 janvier 1991 Rapport de visite de Mme Deuber-Pauli et M. Maurice, puis le rapport Secteur Allières-Belmont Etude du site et du patrimoine bâti de Nicole Stauffer pour le compte de la Conservation du patrimoine de la Ville de Genève en décembre 1996, enfin le rapport de Leïla el-Wakil, Rapport de visites des maisons situées dans le quartier des Allières (entre rte de Chêne, av. de la Gare des Eaux-Vives, ch. Godefroy et Allée du Jeu de l’arc) effectué dans le cadre de la CMNS en 2002.

Au bénéfice des explications qui précèdent.

Vu en droit les articles 10 et ss LPMNS et 21 du règlement d’application

CONTRE L’ENLAIDISSEMENT DE GENEVE conclut à ce qu’il

 

Plaise au Conseil d’Etat

 

Préalablement

 

–       Ouvrir une procédure de classement conforme à l’article 12 LPMNS

–       Interdire au propriétaire d’entreprendre quelques travaux que ce soient pendant la durée de cette procédure (art. 13 LPMNS)

 

Principalement

 

–       Procéder au classement de la parcelle 2228, feuille 26 de la Commune de Genève-Eaux-Vives, comprenant le bâtiment n° E162, bâtiment dit du Jeu de l’Arc, 43 F route de Chêne.

–       Etablir un inventaire détaillé des éléments intérieurs et extérieurs à conserver.

 

Veuillez trouver, Monsieur le Président, Madame et Messieurs les Conseillers d’Etat, l’expression de mes sentiments distingués.

 

 

                                                            Pour CONTRE L’ENLAIDISSEMENT DE GENEVE

 

 

 

 

 

Une réflexion sur « Autopsie du dossier du Jeu de l’Arc »

  1. Chère Madame,
    Merci pour cette intéressante analyse, très bien documentée! Je partage entièrement votre point de vue. J’habite le quartier de la Servette, déjà très densifié (voire trop), et où, heureusement, subsistent encore quelques villas entourées de jardins. Quel bonheur, que ces jardins, avec leurs prés, arbres, haies, taillis, buissons et fleurs! Ils constituent un vrai poumon de verdure, et je prie tous les jours pour que ces petites maisons ne soient pas démolies!
    Il faut que Genève reste une ville à taille humaine, et que les intérêts de ses habitants, qui ne se résument pas, et de loin, au logement, soient réellement pris en compte. J’espère que, en ce qui concerne le Jeu de l’Arc, nos édiles écouteront la voix de la raison!
    Jacques Davier, citoyen de Genève

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