Le patrimoine : pourquoi ? pour qui ? comment ?
(Extraits)
Dans le cadre de cette remise de diplômes du CAS en formation continue Patrimoine et Tourisme, il m’a semblé opportun de mener une réflexion sur le patrimoine, cette incontournable réalité matérielle ou immatérielle, dont la présence s’est imposée dans la plupart des domaines.
Le terme de patrimoine, chuchoté jadis dans les cabinets de notaires et que l’on réservait à l’ensemble de biens transmis dans le sein familial d’un père à ses descendants, ce terme, devenu largement public désormais, concerne la grande famille de l’Humanité. Le patrimoine constitue en effet non seulement nos fonds de musées ou nos villes historiques ; mais il envahit nos banlieues dans lesquelles on ne dénombre plus les exemples d’architecture moderne protégée au titre de patrimoine, le patrimoine engorge nos abris culturels et nos centres d’archivages. A ce patrimoine matériel s’ajoute le patrimoine vivant qui, pour se perpétuer, doit se reproduire dans des conservatoires, des arboretums ou des réserves naturelles.

Dans ce mouvement inflationniste, qui fait qu’on s’évertue à conserver la mémoire de la mémoire, le patrimoine en est venu jusqu’à occuper le creux de nos assiettes lorsqu’on s’est avisé de faire entrer au Patrimoine mondial, sous la catégorie du patrimoine immatériel, le repas gastronomique des Français, en même temps que la diète méditerranéenne et la cuisine traditionnelle mexicaine ! Le patrimoine se danse au son du bandonéon (tango) ou de la guitare (flamenco), le patrimoine se frappe sur les gongs du Vietnam, le patrimoine se tisse dans les tapis d’Azerbaïdjan … Plus près de nous défile le Cortège de l’Escalade, fleuron du patrimoine régional, voire national.
Nous sommes aujourd’hui environnés de patrimoine dans notre quotidien, patrimoine matériel et immatériel, lequel se cache depuis longtemps aussi sous d’autres noms, tels que répertoire s’agissant de la musique classique, le théâtre officiel ou le ballet ou littérature pour le corpus des œuvres écrites.
Désormais infini, le patrimoine devient pour les uns le but de voyages, de visites, de consommation, pour les autres l’occasion de revenus et de profits. Bénéficier du label Unesco du patrimoine mondial, c’est s’assurer une notoriété qui se traduit en espèces sonnantes et trébuchantes. Ce phénomène de marchandisation des biens culturels a pris, sous le doux nom de tourisme culturel, des proportions jamais imaginées depuis l’invention au XVIIIe siècle des premiers « touristes », les voyageurs du Grand Tour, qui généraient déjà tout un commerce de Ciceroni (ou de guides si vous préférez), chargés de montrer les richesses artistiques d’Italie, et de védutistes, chargés de fabriquer les souvenirs du voyage. Au XIXe siècle les effets pervers du tourisme, significativement appelé « l’industrie des étrangers », se faisaient déjà sentir, même en Suisse, où, selon le guide Baedecker, la mendicité et l’appât de l’argent facile transformaient en mendiants le petit peuple des paysans de l’Oberland bernois.
La Table rase, rêvée par les Modernes, semble impossible, peut-être parce que quelque chose dans les tréfonds de l’organisation humaine ramène femmes et hommes à leurs origines. Denis Duboule dans sa magnifique conférence intitulée Le triomphe de l’embryon donnée à l’occasion de la réception du Prix de la Fondation pour Genève le 12 septembre dernier au Victoria Hall, ne disait-il pas : « […], nos chromosomes ne portent pas seulement notre mode d’emploi, ils contiennent également les dernières traces palpables de l’histoire des animaux, de notre histoire. [… ] A cet égard nous sommes tous dépositaires d’une partie, microscopique certes, mais unique, de cette formidable histoire des animaux dans laquelle nous sommes inscrits. »