Toute emballée de plastique, déjà un peu entamée dans sa substance, la gare des Eaux-Vives, tête de ligne du PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), fut inaugurée en 1888. A ce titre elle représente, avec la gare de Chêne-Bourg, qui a été ripée sur rail pour échapper à la démolition, tout un pan de l’histoire ferroviaire et du tourisme genevois et frontalier. Les instances chargées de préaviser sur la protection du patrimoine, notamment la Commission des Monuments, de la Nature et des Sites, dans le cadre du projet d’aménagement du CEVA, ont dès 2006 défendu le maintien de ce bâtiment au titre de lieu de mémoire et de témoin de l’histoire du quartier, qui compte un des plus beaux ensembles d’architecture Heimatstil de la Ville (avenue de la Gare des Eaux-Vives, rue de Savoie, route de Chêne). Dans n’importe quelle autre ville consciente de son histoire touristique, ce seul argument eût suffi pour envisager son maintien, sa réhabilitation et sa reconversion dans le cadre du nouveau développement.
Construite dans des matériaux simples et économiques, cette petite gare de « carton-pâte », comme je me suis entendu dire, devait remplir sans prétention sa fonction d’abri de voyageurs. Une leçon d’humilité à l’heure des exploits architecturaux dépassés, mais qui pourtant tardent à cesser. De quoi nous donner à réfléchir en contrepoint des monumentales gares du CEVA et leurs dalles de verre qui sortent implacablement de terre en ce moment sous nos yeux. La structure de la petite gare des Eaux-Vives est une structure à colombages ou pans de bois, ce que Viollet-le-Duc et d’autres développeront dans la perspective du pan de fer. Il s’agit là d’un système proto-industriel d’une grande modestie et d’une redoutable efficacité. Avec ses remplissages de briques, l’édifice s’est maintenu sans problème majeur pendant près de 130 ans. Gageons que les nouvelles gares d’acier et de verre poseront dans de plus brefs délais davantage de problèmes de maintenance.
La gare des Eaux-Vives est le coeur de ce quartier en pleine mutation. Que personne parmi les développeurs et les aménagistes n’en ait soupesé l’intérêt avant que de la biffer d’un trait de stabilo, pour implanter une ligne de maisons comme dans n’importe quel no man’s land, en dit long sur le peu de culture et de sensibilité desdits responsables, entre les mains desquels on remet le destin de la ville. Faire fi de l’histoire lorsqu’elle existe et qu’elle est significative pour urbaniser à la tronçonneuse est une forme de barbarie. Pourtant tous les signaux du monde de l’architecture sont au rouge maintenant et nous indiquent d’agir proprement, délicatement et avec subtilité. La marche forcée que subit Genève n’a rien de Vert, rien de Rouge, rien de Rose, quels que soient les politiciens en charge. Elle est imprimée par la priorité économique. Jusqu’à quand va-t-on accepter de brader Genève au plus offrant? Et de n’avoir plus de souvenirs que dans la toponymie?
L’intérêt de ce quartier n’a pas échappé au photographe Pierre Abensur
POST SCRIPTUM du 11 janvier
Une pétition réunissant une centaine de signatures a été envoyée au Conseiller d’Etat Hodgers le 3 janvier accompagnée d’une lettre dont voici l’essentiel:
« J’ai l’honneur de vous adresser, ci-jointes, les signatures récoltées en ligne via le site Facebook « Contre l’enlaidissement de Genève » et sur papier contre la démolition de la Gare des Eaux-Vives (Sauvons la Gare des Eaux-Vives http://www.activism.com/fr_FR/petition/sauvons-la-gare-des-eaux-vives/196074). La Gare des Eaux-Vives, comme Erica Deuber-Ziegler le souligne dans le texte introductif de la pétition fait partie de l’histoire ferroviaire de Genève et constitue un témoignage important de l’histoire du quartier qui est actuellement en plein bouleversement. Son architecture à colombages est caractéristique de l’architecture des gares Fin de siècle et donne la réplique au magnifique ensemble résidentiel qui s’est construit juste en face au même moment et un peu après.
Action Patrimoine Vivant avait introduit une demande de protection de cet objet qui appartient véritablement à l’histoire de la ville et dont l’architecture particulière avec sa structure légère n’existe bientôt plus nulle part dans le Canton. Cette gare est l’un des rares souvenirs d’une forme d’architecture proto-industrielle dont on a perdu chez nous toutes les traces. Sa disparition, qui n’est pas inéluctable, effacera, sans qu’aucune étude historique sérieuse n’ait été faite à son propos, une trace de plus de l’histoire de la Ville, à l’heure où la sensibilité des habitants de Genève est à fleur de peau. Car le développement de Genève qui est proposé maintenant est irréfléchi, brutal et se fait au détriment de la qualité architecturale et urbaine de la Ville et du Canton.
Alors que Genève voit disparaître chaque jour des espaces verts et des témoins de son histoire et de son patrimoine, les signataires de la présente pétition ne peuvent se résoudre facilement à voir détruire ce bâtiment qu’on pourrait aisément réaffecter dans le cadre du nouveau quartier afin d’y installer un des nombreux commerces ou cafés appelés à y prendre place. (…). »
Elle est restée sans réponse et le démantèlement de la gare a commencé en catimini derrière les échafaudages et l’emballage de plastique. La toiture que l’on détruit est en parfait état avec ses plaques d’ardoise, ses lattis de bois bien visibles. D’un point de vue éthique, gaspiller ainsi une ressource bâtie est absolument questionnable.
Décidément nos édiles, leurs administrations et les promoteurs immobiliers se préoccupent bien peu – et c’est un euphémisme – non seulement du patrimoine historique et architectural de notre Cité, mais aussi – et c’est un comble – de l’avis de la population. Celle-ci est en fait considérée comme, au mieux, un ensemble d’administrés et, au pire, des empêcheurs de tourner en rond. On est loin d’un véritable lien entre les citoyens et leurs élus à la tête de la fonction publique. La concertation – qui signifie pourtant conception et élaboration ensemble, en intégrant toutes les personnes intéressées- prend aujourd’hui le sens d’information uni-directionnelle de ceux qui « savent » ce qui est bien vers ceux qui ne « savent » pas (c’est à dire les « administrés »), information que l’on habille en consultation avec des représentants de partis politiques et associés.
Il est tout à fait exact de dire en effet que « la sensibilité des habitants de Genève est à fleur de peau ». Ignorer ce que la population tente de communiquer, avec ses pauvres moyens, revient à paver le chemin aux populistes.
Le charmant petit bâtiment des voyageurs de la gare des Eaux-Vives date de 1887 et constitue le plus ancien édifice du quartier. Il fait face à la rangée d’immeubles Heimatstil de l’avenue de la Gare-des-Eaux-Vives, qui datent du tout début du XXe siècle. Ces immeubles forment un bel ensemble patrimonial avec le bâtiment des voyageurs (« élément fort au niveau du patrimoine bâti », comme le reconnaît le Rapport d’impact du PLQ de la Gare-des-Eaux-Vives) et avec les arbres anciens plantés sur le début de l’avenue de la Gare-des-Eaux-Vives. Cet ensemble est imprégné d’une ambiance paisible et comme hors du temps, qui plaît tant à ses habitants et aux visiteurs. En 1888, le chemin de fer a été mis en service entre notre gare des-Eaux-Vives (appelée alors la « gare des Vollandes ») et Annemasse. Le bâtiment des voyageurs de la gare des Eaux-Vives est typique du style des gares de la Compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) – compagnie qui fut nationalisée et placée dans la SNCF en 1938, ce qui explique l’existence d’une gare française en plein Genève. Le bâtiment de la gare des Eaux-Vives donne son nom à l’avenue et au quartier, et constitue un élément fort de notre histoire locale.
La destruction de ce bâtiment illustre le désintérêt de nos soi-disant élites pour notre histoire, notre culture et notre patrimoine, alors qu’il s’agit d’une tâche d’intérêt public. C’est grave et malheureux. Quels repères laisserons-nous aux générations futures?
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