L’ancienne usine Beyeler déjà surélevée de deux étages pour son centenaire en 2010 est un bâtiment dont les instances de la Ville et de l’Etat ont reconnu l’importance au titre de patrimoine industriel. Un nouveau projet de surélévation défraie actuellement la chronique. Trop souvent impassible, le public s’en mêle. Et les satiristes s’en emparent: un photomontage produit il y a quelques jours dans le Tribune de Genève proposait d’ajouter encore un chalet suisse et un Parthénon pour couronner le tout [1]! Les tribunaux saisis de l’affaire brandissent des expertises contradictoires: celle de la Commission d’architecture opposée à ce dernier projet, celle de la Commission des monuments, de la Nature et des Sites (à laquelle appartient le conjoint de l’architecte) favorable. Comment expliquer qu’on puisse arriver à ce genre de proposition sur un immeuble très en vue du quartier de la Jonction qui a déjà fait l’objet d’une surélévation attentivement réglementée et suivie par les instances du patrimoine ?
Le bâtiment de l’Usine dite Beyeler remonte à 1910 et devrait être connue sous le nom d’Usine Tissot [2]. C’est le promoteur-entrepreneur Charles Henneberg qui construisit ce premier bâtiment pour la Manufacture de chaînes et de bracelets d’or Eugène Tissot. Le bâtiment industriel destiné à l’industrie de luxe de l’horlogerie est une construction de prestige qui comporte dès l’origine une structure en béton armé et une belle façade appareillée en pierre de taille et une toiture plate. L’angle rue des deux-Ponts/sentier des Saules est traité par un pan coupé surmonté d’un petit fronton que l’on peut voir sur les plans déposés pour l’autorisation de construire. Les vastes fenêtres prodiguaient la lumière nécessaire aux ouvriers. L’édifice de pierre et de béton, comme beaucoup de bâtiments du début du XXe siècle, affichait son enveloppe de palais industriel au fil du Rhône.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale l’industrie Tissot quitta ses locaux, l’apparition du bracelet-montre concurrençant la fabrique de chaînes en or des montres à gousset. Diverses sociétés s’installèrent alors dans le bâtiment, dont la fabrique de montres Wilka, la firme Thermex SA et le cigarettier Djelika. Une surélévation d’un étage marqua ce premier changement d’affectation qui demeurait cependant dans le registre industriel. Les frères Dériaz, auteurs de cette première surélévation, reprirent la formule acceptable en ce temps d’un « étage attique » repartant de la corniche faîtière. Le fronton d’angle de la façade représentative disparut à cette occasion. En 1937 l’architecte Charles Gallay aménagea des bureaux dans le bâtiment.
Bien plus tard l’ancienne usine, désaffectée, demeura un certain temps en attente de jugement jusqu’à ce que le Service des Monuments et des Sites lui accordât le statut de monument inscrit à l’inventaire. C’est alors qu’un businessman Ali el Alej acquit le bâtiment dans l’intention de le réaffecter et de le rentabiliser. L’idée d’y installer des logements d’étudiants pour la Webster University fit le consensus. En 2010 le bureau Favre&Guth se vit confier la projet de reconversion et d’une nouvelle surélévation. La chose devenait aisée après l’adoption de la nouvelle loi sur les surélévations [2].
L’architecte Patrice Bezos, alors président de la Commission d’architecture, proposa de poser au droit de l’enveloppe et au-dessus de l’ancienne surélévation deux étages traités enveloppés de façades métalliques thermolaquées sombres et percées de fenêtres étroites [3]. Evoquant un registre de toiture, cette surélévation appartient à la famille de celle devenue canonique de Pierre-Alain Renaud à la rue Argand, à laquelle sont redevables de nombreux architectes genevois. Aurait-elle aussi une parenté avec l’ancienne intervention en toiture de Favre & Guth de l’ensemble rue de Rive/rue d’Italie?
Or, peu après l’achèvement de la surélévation Bezos, la Webster University aurait souhaité ajouter des logements supplémentaires pour ses étudiants. Une troisième surélévation est alors proposée par Brigitte Jucker-Dizerens, qui rompt avec tous les principes jusqu’alors en vigueur. Cédant aux effets de mode et ne cherchant aucunement l’intégration avec le bâtiment existant, elle propose un spectaculaire empilement de plateaux dont l’effet est de dénaturer (au sens étymologique de « changer de nature ») irrémédiablement l’ancien bâtiment et d’anéantir ce qui subsiste du caractère homogène de la rue des Deux-Ponts. Or l’alinéa 3 de l’article 1 de la loi de 2008 sur les surélévations précise pourtant que : »Afin de permettre la construction de logements supplémentaires, le département peut autoriser une augmentation de la hauteur du gabarit, à condition que celle-ci ne compromette pas l’harmonie urbanistique de la rue; il est notamment tenu compte du gabarit des immeubles voisins. » [4]
Que conclure à ce stade? Que ce dernier exploit architectural s’inscrit dans la sournoise brèche ouverte par la loi de 2008, qui amène un désordre urbain incommensurable dans une Ville qui avait pour principal mérite la claire distinction de ses zones de construction bien réglées par des gabarits différenciés. Une fois libéralisé le principe de la surélévation, promoteurs et architectes s’en sont donné à coeur joie pour ajouter des étages à qui mieux mieux. On constate aujourd’hui la navrant résultat de projets souvent ostentatoires pour abriter des logements de luxe dont Genève n’avait pas prioritairement besoin. L’anarchie bâtie qui en résulte est le reflet d’appétits insatiables et d’egos démesurés qui ravalent les anciens bâtiments au rang de faire-valoir de soi-disant prouesses aussitôt publiées sur papier glacé!. La troisième surélévation de l’Usine Beyeler sera peut-être l’occasion, mais un peu tard, de comprendre que le roi est nu!
[1] http://www.tdg.ch/editorial/surelevation-arretons-massacre/story/10012788Loi
[2] Merci à Bénédict Frommel pour les informations historiques communiqués. Pour la totalité des informations se référer à la fiche Recensement architectural du canton de Genève – Commune de Genève-Plainpalais, secteur Pointe de la Jonction – Auteur: Bénédict Frommel. Ancienne Manufacture Eugène Tissot
puis Beyeler, actuellement résidence « Les berges du Rhône »
[3] Immoscope, n° 115, février 2013
[4] L10088 modifiant la loi sur les constructions et les installations diverses (L 5 05) (21-22.2.2008)
Bravo et merci de défendre les habitants de la Jonction qui subissent la dictatocratie du toujours plus haut et toujours plus privé. Avant nos anciens faisaient plus simple en détruisant puis reconstruire neuf. De nos jours, on construit sur de vieux immeubles, dans ce cas de vieilles usines. Genève est le canton qui aime vivre dans les plus vieux immeubles, usines désaffectées, de Suisse. La prochaines sur-sur-surévélation sera de construire un plongeoir du 10 eme étage pour plonger dans le Rhône de l’après pont sous-terre
J’aimeJ’aime
ça se discute. S’il est regrettable que ce genre d’objets ne soient accessibles qu’aux personnes aisées, je trouverais dommage de brider le génie architectural qui est déjà bien engoncé dans un carcan rigide et contrôlé par des organes tels que les défenseurs du patrimoine qui ont forcément une vision rétrograde et peu objective de l’évolution du bâti dans nos sociétés.
Le vieux, l’ancien, se marie superbement bien avec le contemporain et votre photo montage en est un bel exemple. Mais tout est dans le regard. On peut voir cette réalisation comme une horrible verrue ou comme de l’audace et de l’opportunisme.
Je m’inscris pour un appart’ la haut !
J’aimeJ’aime