L’architecte Marc Camoletti, bien connu pour ses réalisations genevoises et sa participation à des concours internationaux, a projeté un morceau de ville sur les bords du Nil au début du XXe siècle. Rien de ce projet, conservé dans un carton sous le titre Projet d’hôtel pour l’île de Gesirch[2] (en réalité Gezirah) n’a pourtant été réalisé. L’important fonds d’archives Camoletti déposé aux Archives de l’Institut d’architecture de l’Université de Genève en 2005 et 2006 est une mine à exploiter[3]. La carrière des Camoletti, qui, toutes générations confondues, ont marqué le visage de Genève, mérite d’être approfondie. Celle de Marc Camoletti (1857-1940) a fait l’objet de diverses études, dont un récent mémoire de licence en histoire de l’art, non publié à ce jour, de la part d’Anne Gueissaz[4]. C’est l’ensemble de l’œuvre de cet important architecte qu’il faudrait maintenant étudier.
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La brillante carrière genevoise de Marc Camoletti ne doit pas faire oublier l’importance d’un gabarit qui dépasse les frontières locales. Issu d’une famille de gypiers, originaire de Bucioletto dans la province de Novare, il suit les traces de son frère aîné John et se forme à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Jules-Louis André. L’esprit Beaux-Arts de la Grande Galerie du Museum d’histoire naturelle marquera indélébilement l’élève, jusque dans l’articulation de la façade principale du Musée d’art et d’histoire de Genève. Associé à son frère John jusqu’à la mort de celui-ci en 1894, il reprend ensuite l’agence, transmettant à son tour la direction de celle-ci à son fils Jean en 1926.
Si Marc Camoletti aborde tous les importants programmes architecturaux de son temps, des bâtiments publics aux maisons particulières, des immeubles aux bâtiments fédéraux (postes et douanes), il n’est cependant pas en premier lieu un spécialiste de construction hôtelière, comme le sont au même moment en Suisse Edouard Davinet, Eugène Jost ou encore Alfred Olivet. Il se signale toutefois par la construction du bel hôtel Victoria (1889) qui dressera sa façade classicisante le long de la rue Pierre Fatio de longues années durant[5]. Ses anciens et actuels biographes lui attribuent d’autres projets d’établissements hôteliers en France (Bretagne et Normandie) et en Egypte[6]. Des projets français, point de trace pour l’heure ! Du projet égyptien par contre un lot de dessins et de documents concernant la construction d’un palace de luxe et l’urbanisation d’une partie de l’île de Gezireh, au Caire, au début du XXe siècle[7].
L’île de Gezireh : fantasme et urbanisation
Heureusement qualifié récemment de Paris sur le Nil[8], Le Caire moderne doit beaucoup au khédive bâtisseur Ismaïl, l’Haussmann cairote[9]. Séduit par la capitale française qu’il visite lors de l’Exposition Universelle de 1867 le khédive décide de s’entourer d’experts étrangers et notamment français pour rénover Le Caire. Il invente le nouveau centre cosmopolite d’Ezbekeieh où l’Opéra, l’Hôtel Shepeard et l’Hôtel Continental, des immeubles de rapport à arcades prendront place autour du jardin inventé par les paysagistes Pierre Barillet-Deschamps et Gustave Delchevalerie sur les formules mises au point par Adolphe Alphand. Simultanément, la construction de quais et la maîtrise des crues du Nil déterminant de nouveaux terrains à bâtir[10], le khédive entreprendre la réalisation d’un palais et d’un jardin d’acclimatation sur son domaine privé de l’île de Gezireh.
En vue de l’inauguration du Canal de Suez, qui est l’occasion de recevoir non seulement l’impératrice Eugénie mais l’Europe entière et plusieurs têtes couronnées, le khédive fait bâtir des lieux où exercer somptueusement son hospitalité : de cet événement datent la légendaire résidence de chasse Mena House au pied des Pyramides de Gizeh et le grandiose palais de Gezireh[11]. Ce dernier est le fait d’une équipe d’architectes et d’artisans, conduite par l’architecte de cour allemand Julius Franz Pacha (1831-1915), formé à l’Ecole Polytechnique de Vienne au début des années 1850’. Son allure néo-classique qui dérive de la Schinkelschule, doit aussi beaucoup au Berlinois Carl von Diebitsch, qui s’occupe particulièrement de l’importation des portiques de fonte[12] décoratifs. Le salamlek est au contraire un morceau andalou transplanté au cœur de l’Egypte : la critique relève la ressemblance de cette architecture de fêtes avec les graciles portiques exhaussés de l’Alhambra de Grenade. Les colonnes de l’avant-corps central découpent des vues de décor de théâtre qui permettent d’admirer les magnifiques jardins dessinés par Delchevalerie, ses kiosques, ses rochers artificiels et ses fontaines qui enchantent les visiteurs[13]. Le spectacle nocturne est féérique : feux d’artifice et de Bengale, lanternes vénitiennes, lampes colorées illuminent le paysage insulaire. Les vues du soleil couchant embrasant le ciel derrière les pyramides demeurent insurpassées. La situation insulaire procure des transports romantiques et Ismaïl sans le vouloir peut-être rivalise tout à la fois avec le maharajah d’Udaïpur et le Louis II de Herrenchiemsee.
En 1889, ruiné par sa folie constructive et démis de ses fonctions, l’ex khédive est contraint de vendre son palais. Deux promoteurs[14] le rachètent, en font un hôtel et constituent en 1892 la Gezirah Land Company qui fusionne quatre ans plus tard avec la Egyptian Hotels Company[15]. C’est pour le compte de cette dernière que Marc Camoletti est amené à dresser des projets. L’extraordinaire potentat de l’hôtellerie, le Suisse Charles Baehler, contrôle l’Egyptian Hotels Compagny dès 1904[16], et règne bientôt sur l’empire hôtelier égyptien. C’est très probablement à son initiative et par son intermédiaire que Camoletti est appelé à dresser le projet de démolition-reconstruction du palais d’Ismaïl. Malheureusement, à ce jour, aucun document ne nous permet d’étayer cette hypothèse. Le projet ne verra pas le jour : le fantôme du palais khédivial est aujourd’hui enserré dans le complexe de l’hôtel Marriott.
Les projets pour The Egyptian Hôtels Compagny limited
Le dossier Camoletti pour la Egyptian Hotels Compagny contient des plans de situation, plusieurs calques de grandes dimensions, des perspectives à vol d’oiseau (et leurs dessous) faisant état du quartier et des lointains, quelques plans et élévations du palace à construire. Le périmètre concerné par l’ensemble des projets est compris entre le Khedivial Sporting Club[17] créé au début des années 1880 par le khédive Tewfik et l’axe à venir de l’importante artère du 26 Juillet. Le Khedivial Sporting Club est le lieu de divertissement des occupants anglais et de l’élite égyptienne, qui peuvent s’adonner, dans un cadre de verdure et de fleurs enchanteur pour Le Caire, au turf et aux activités sportives.
Si l’on en juge par le caractère fantaisiste des arrière-plans des grands dessins (vraisemblablement inspirés de l’ouvrage de Pascal Coste[18]), il paraît peu probable que Marc Camoletti se soit rendu au Caire. Sans doute a-t-il dessiné à distance à l’aide de différents documents dont un plan du Caire, Plan of Cairo 1904 au 1/16000[19] et les relevés de L. Baroni pour The Egyptian Hôtels Co. Ldt – Gezireh – Le Caire[20]. Ces documents dressés par la compagnie hôtelière datés 1905 et 1906 font état de projets de morcellement aux abords du Gezireh Palace Hotel qui vient pourtant d’être rénové et équipé de salles de bains en 1903 et du salamlek qui est devenu un casino Le tracé d’un nouveau pont reliant Zamalek à Boulaq est esquissé ; cette communication est nécessaire au développement du haut de Gezireh, le pont existant de Kasr el Nil étant trop éloigné en amont du Nil.
Camoletti est chargé, vraisemblablement entre 1907 et 1909[21], de faire des propositions d’urbanisation pour ce quartier en pleine mutation. Le dossier comprend différents calques pour un nouveau palace dans un contexte d’immeubles bourgeois : les projets oscillent entre de grandes visions MittelEuropa et des architectures situées à toits-terrasses. Deux tirages donnent à penser que Camoletti cède aussi aux sirènes de l’orientalisme[22], tout comme son frère John, qui, une douzaine d’années auparavant, traçait pour l’Exposition nationale de 1896 à Genève un très byzantin projet de palais des Beaux-Arts[23]. La série de calques montre une évolution dans l’articulation du parcellaire avec plusieurs changements[24] ; le pont n’est pas présent sur toutes les esquisses, l’ilotage évolue en même temps que la position du palace dans le quartier. Camoletti se heurte essentiellement à deux difficultés urbaines : la première est l’accrochage d’un système de rues rectilignes à l’artère courbe, « la Grande Avenue de Ghesireh » plantée d’arbres par Delchevalerie, en bordure du Sporting Club et au quartier de villas qui a déjà commencé à se développer; la seconde est l’invention d’un système de quais indispensable pour mettre le nouveau quartier à l’abri des crues du Nil. Formé dans la grande tradition académique française, Camoletti donne dans le monumentalisme architectural et urbain, ce que montrent ses dessins perspectifs : une interminable droite rectiligne tranche l’île dans l’axe du nouveau pont de Boulaq[25], des gestes d’escaliers et de rotondes, évoquant les programmes de concours de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris[26], relient le système des quais au Nil.
Hormis les hésitations stylistiques, Marc Camoletti cherche longuement la meilleure implantation pour l’hôtel : du plan rectiligne au plan cassé à angle droit en passant par l’angle obtus[27]. L’hôtel doit-il regarder en priorité vers le Nil, ce qui est le cas de l’hôtel Sémiramis en chantier sur la rive droite, ou, comme le palais du khédive Ismaïl, en direction du Khedivial Sporting Club et des Pyramides ? Les perspectives à vol d’oiseau montrent le mastodonte hôtelier dans toutes les positions.
Le palace de Camoletti, fiasco ou ouverture ?
Le programme du palace de Gezireh est conservé. Le sous-sol est dévolu aux caves et dépôts (cave, bouteiller, garde-manger, volaillerie, pâtisserie, casserolerie, argenterie, office) ainsi qu’au logement de la nombreuse domesticité arabe et européenne (salle à manger, dortoirs, bains, closets arabes, pissoirs) ; au rez-de-chaussée la réception (hall pour 200 personnes avec orchestre, salon de dames, salon d’écriture, salle à manger de 225 couverts, salle restaurant de 150 couverts, salle des fêtes avec petite scène, bar, fumoir, billard, grill room, le tout communiquant au dehors directement ainsi qu’avec le sous-sol). Le premier étage est celui des grandes suites, encore appelées « appartements » ; les plus belles comportent un grand salon, une chambre à deux lits, deux chambres à un lit, une chambre de domestique, un cabinet de toilette, deux bains et des WC. Aux étages suivants, de plus petites suites et des chambres simples ou doubles, toutes avec bains.
Les projets de reconstruction du Gezireh Palace ne verront pas le jour, quand bien même ils sont à la mesure des ambitieuses réalisations cairotes contemporaines. Changement de projets de Charles Baehler ? Trop de concurrence ? Des établissements de légende, qui attendent encore leur monographie, surgissent en effet durant la décennie qui précède la Première Guerre mondiale. En 1907 l’hôtelier suisse Franz-Joseph Bucher-Durrer inaugure l’impérial hôtel Sémiramis, surnommé le « monstre du Nil », premier hôtel situé en bordure du fleuve. Sur le toit-terrasse de cet établissement légendaire, dont Charles Baehler se rendra propriétaire en 1910, dansera le gotha international ! Entre 1908 et 1910 s’édifie, à vingt kilomètres de là, dans la nouvelle ville d’Héliopolis, le Palace hôtel d’Héliopolis, le plus grand hôtel d’Afrique et du monde en son temps ; l’architecte belge du baron Empain, Ernest Jaspar, en collaboration avec Alexandre Marcel, autre élève de l’atelier de Jules d’André, conçoit un énorme et luxueux palais orientalisant.
Si les projets de Marc Camoletti pour le Gezireh Palace n’ont pas vu le jour, il se peut que le Genevois ait reçu ultérieurement d’autres commandes de Charles Baehler, roi de l’hôtellerie mais aussi puissant promoteur immobilier au Caire. Samir Rafaat suggère une comparaison entre le prestigieux immeuble Baehler de la place Talaat Harb et l’immeuble n° 5, rue de la Corraterie à Genève[28] ; cette hypothèse mérite d’être approfondie et les archives du fonds Camoletti livreront sans doute d’autres trésors. Il est plus que temps d’étudier la présence des architectes et des artistes suisses au Caire entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle.