Lundi 8 décembre dernier on inaugurait devant un public ravi et nombreux un bâtiment qui avait été menacé de démolition dans les années 1960′ pour faire place aux grands projets des ingénieurs de la circulation et du tout automobile en ville. Construite par un tandem formé à l’Ecole germano-alémanique de Gottfried Semper, les architectes Henri Bourrit, diplômé de l’Ecole Polytechnique de Zurich, et Jacques Simmler, l’ancienne Ecole de Chimie, alias Bâtiment des Philosophes, est un bâtiment étonnant, parfait représentant des conceptions académiques et modernes à la fois de l’architecture de la seconde moitié du XIXe siècle.
Photo Unige, Après la première réfection de façade (photo Sébastien Bergot, 1997)
Etudié par plusieurs historiens de l’art (notamment Catherine Courtiau, Ancienne Ecole de Chimie Genève et Frédéric Hueber, actuellement assistant au département d’histoire de l’art et de musicologie de l’Unige) le bâtiment des Philosophes résulte de plusieurs facteurs, notamment: 1) une volonté politique forte de la Genève radicale de constituer un premier campus universitaire dans les années 1870′ en promouvant la construction des Bâtiments Académiques (actuel UniBastions), ainsi qu’une Ecole de Médecine 2) une influence grandissante de la chimie comme discipline scientifique prioritaire à l’échelon local et transnational.
Bourrit et Simmler effectuent un voyage d’études pour prendre connaissance des écoles de chimie construites dans le monde germanique (Bonn, Pest, projet pour Munich, Berlin, Vienne, Graz, Leipzig, Heidelberg, Aix-la-Chapelle), alors considérées comme des exemples du genre. Ils en revinrent leur tête et leur cartable pleins d’idées et de modèles. De quoi générer le dessin de l’Ecole de chimie genevoise, riche produit de l’éclectisme alors de règle, alliant tradition architecturale et modernité fonctionnelle.
La porte d’entrée cloutée d’origine avec ses verres à « grecques » gravées (photo Unige)
Ils conçoivent alors pour l’Institut de chimie un bâtiment qui allie dans la meilleure tradition éclectique du temps le langage architectural historicisant aux innovations techniques les plus actuelles. Ce monument est tout à la fois un palais et une usine. Le palais néo-florentin, mâtiné de Rundbogenstil, déploie sa large façade le long d’un boulevard de notre Ring genevois légèrement en pente. Assise sur de puissants bossages de pierre blanche, l’enveloppe de molasse verte de Berne décline tout un vocabulaire de refends, colonnes et pilastres colossaux. Les grandes fenêtres en plein cintre de l’étage supérieur signalent la présence des deux amphithéâtres qui, avec l’escalier monumental et son palier, constituent le coeur du dispositif d’apparat de l’enseignement.
Toutefois le coeur battant et palpitant du palais consistait en un prodigieux système de ventilation, dissimulé à l’intérieur de « chapelles » ou hottes d’aspiration, dont les conduits de ciment convergeaient tous à l’endroit de la haute cheminée de briques rouges. Les vapeurs nocives résultant des expériences scientifiques devaient en tous temps pouvoir être évacuées à l’extérieur du bâtiment. Cette machine à ventiler d’une modernité à toute épreuve répondait aux besoins spécifiques des études de chimie dont on sait combien la Suisse a porté haut et loin le savoir et les compétences par la suite.
On ne pouvait alors concevoir un tel bâtiment sans en revêtir l’intérieur de décors abondants et soignés auxquels étaient associés des paveurs, des peintres, des sculpteurs (Gilly et Bohrhauer), des menuisiers (Frédéric Ody et Alphonse Cartier), des stucateurs (Domenico Fasanino). Ce sont ces intérieurs habillés de faux marbres, organisés en panneautage, parés de soubassements d’appui et de hauteur, terminés de frises et corniches moulurées qui rapidement souffrirent du changement de goût de l’après-guerre et des ravalements intempestifs. Qui alors, à l’heure du tsunami du Mouvement Moderne, pour se souvenir encore de la théorie raffinée du revêtement selon Aloïs Riegl?
Réfection des faux marbres du palier supérieur au printemps 2014 (photo Jacques Erard, Université de Genève)
Aujourd’hui rénové par endroit et restauré en d’autres, le phénix, qui renaît littéralement de ses cendres, éblouit les visiteurs. Les soins accordés à ce bâtiment donnent à comprendre que le patrimoine ce n’est pas que « vieux clous et vieux chevrons », pour citer certain contempteur dont l’inculture égale le populisme. Il faut se réjouir de cette première étape de réhabilitation de l’exceptionnel parc immobilier des bâtiments universitaires séculaires, dont Genève a vraiment le droit et le devoir de s’enorgueillir.