Hécatombe des demeures genevoises XIXe et début XXe s.

En ville de Genève, mais aussi dans tout le canton, les demeures édifiées entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle sont particulièrement visées par les projets de densification. Or la plupart d’entre elles n’ont fait l’objet d’aucun recensement, ni étude particulière, et c’est un peu par hasard qu’on apprend qu’elles n’existent déjà que comme souvenirs dans l’esprit des édiles. On peut parler d’une hécatombe prévue d’objets remarquables du patrimoine genevois auxquels la population est attachée, comme le montrent les pétitions lancées par « Contre l’enlaidissement de Genève » ou par des associations de quartiers.

 

La Maison du Jeu de l’Arc et ses voisines ont fait l’objet de deux études historiques il y a une quinzaine d’années qui relevaient leurs qualités respectives. Construite en 1900 par Lucien Montfort la maison du Jeu de l’Arc (n° 43 F, rte de Chêne) reçut un prix au concours de façades, tandis que ses voisines (n° 43 B,C,D, rte de Chêne) construites en 1913 par l’ingénieur Maurice Delessert dans un esprit Sécession munichoise constituent avec leurs jardins un ensemble très particulier. De plan localisé de quartier en plan localisé de quartier ce sont toutes les maisons, sans exception, qui sont prévues détruites. On maximise le rendement. La pétition Sauvons le Jeu de l’Arc des démolisseurs, qui a recueilli près de 1600 signatures, a reçu pour l’heure une fin de non recevoir de Monsieur Antonio Hodgers qui a regretté de ne rien pouvoir changer aux décisions prises par son prédécesseur.

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Maison du Jeu de l’Arc, CIG/BGE

Sur le plateau de Saint-Georges, à l’angle de l’avenue du Petit-Lancy et du chemin du Credo, c’est une remarquable maison Heimatstil, construite par W. Egloff, qui est menacée par de nouvelles constructions. Elle est pourtant l’une des rares survivantes d’un remarquable développement de villas de la même époque et les riverains se sont mobilisés pour sa sauvegarde en demandant une modification de PLQ. Une pétition intitulée Sauvons l’un des derniers vestiges patrimoniaux du plateau de Saint-Georges a réuni plus d’un millier de signatures. Le résultat sera-t-il positif?

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Maison Egloff

La belle demeure sise au n° 163 route du Grand-Lancy, ayant appartenu à Laure Brolliet, cousine germaine de David Brolliet, a été construite en 1907 par l’architecte William Bettinger (1864-1917). Elle aurait dû depuis longtemps être inscrite à l’inventaire ou même classée. Tel n’est pas le cas à l’heure actuelle alors que son architecture est unique sur le canton. Sise sur une parcelle de l’Etat de Genève, elle est aussi menacée de démolition. Sauvez la maison de Laure Brolliet, une pétition lancée il y a quelques jours circule en ce moment et a recueilli déjà plus de 550 signatures.

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 Maison Laure Brolliet (Suzanne Kathari)

Le plus récent cas de démolition envisagé semble être celui des Feuillantines, une remarquable maison italianisante de la seconde moitié du XIXe siècle ayant appartenu à la famille Duval et située à l’emplacement prévu pour la future cité de la musique, un terrain compris entre la place des Nations, l’avenue de la Paix et la route de Ferney et s’étendant en partie jusqu’à l’avenue de l’Ariana.

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Les Feuillantines

Mais tout cela se mijote certainement depuis le projet de « Jardin des Nations » … qui prévoit aussi à terme de sacrifier la propriété du Bocage, propriété de Sellon, qui remonte au début du XIXe siècle et qui comporte d’exceptionnels décors intérieurs dont un grand salon au plafond peint, rarissime exemple de fresque représentant une Psyché endormie remontant à l’époque de la Restauration.

A la route de Florissant la maison ayant appartenu à l’architecte Samuel Vaucher vient de tomber pour faire place à un projet de densification. Sans que personne ne s’émeuve! Vaucher, l’architecte qui construisit notamment avec Guillaume-Henri Dufour le Musée Rath et la rue de la Corraterie, fut un architecte de renommée internationale, chargé par Napoléon III d’édifier pour l’impératrice Eugénie le palais du Pharo à Marseille. Dans une ville de culture, sa maison aurait pu devenir un musée de l’architecture romantique.

Quels constats tirer des considérations qui précèdent alors qu’on s’apprête à célébrer en 2018 l’Année Européenne du Patrimoine? Soumis à une pression de densification déraisonnable, notre ville et notre canton voient disparaître rapidement des témoins architecturaux, artistiques et historiques irremplaçables. Pourquoi et comment en est-on arrivé à cette situation critique? Le PDC2030 est-il seul fautif? Les très nombreux architectes en charge de la conservation du patrimoine à tous les niveaux (Canton, Ville, Associations, etc.) ne prêtent-ils qu’une attention distraite à ce patrimoine pré-moderne? Les bride-t-on dans ce qui devrait être leur mission de sauvegarde? Quelle connaissance et quelle culture du territoire ont les urbanistes de France voisine? L’économie commande-t-elle la pesée des intérêts devant l’écologie, la protection de la nature et des paysages, la reconnaissance du savoir-faire et du savoir-vivre d’un passé que nous avons la chance de posséder et qui fonde notre avenir? Comme le rappellent toutes les chartes internationales en matière de patrimoine, c’est la responsabilité morale de notre génération qui est engagée. Ces demeures sont autant de biens qui nous ont été légués et dont nous sommes comptables pour les générations futures.  

 

12 réflexions sur « Hécatombe des demeures genevoises XIXe et début XXe s. »

  1. Nous sommes « dirigé/digéré » par des gens totalement incultes, seul le profit les intéresse! Il semble qu’au Japon c’est pareil, et avec des demeures encore plus anciennes! Continuons donc le combat contre « l’illettrisme culturel » de nos « zélites »!

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  2. Bravo pour ce combat constructif, éclairé et pertinent.
    Le classement de la station-service de Thônex laisse pantois sur la compétence de ceux qui ont non seulement osé y pensé, mais l’ont concrétisé!

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  3. Bonjour,
    A Troinex, une bâtisse visible sur la carte Dufour n’a même pas eu la compassion de la commission des monuments et des sites ! Un projet disproportionné de cubes de béton va la remplacer et enlaidir le centre historique de Troinex. C’est bien triste ! Bientôt Genève n’aura ne verra son patrimoine qu’en photo.
    Bravo pour votre article.
    Meilleures salutations

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  4. Un très bel article qui résume bien la situation. Et combien d’autres maisons sont concernées ? des dizaines et des dizaines. Le long de la route de Meyrin entre le bouchet et la servette, le long de l’avenue Louis-CASAÏ en face de Balexert. A l’avenue de Châtelaine également.

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  5. Ce désir névrotique de se raccrocher au passé, rêver d’une ville fermée et fixée, arrêt sur image, étouffant du même coup toute audace architecturale sortant des gabarits convenus! La ville doit-elle être un musée de l’architecture, ou un lieu où le riche foisonnement des expressions variées de la VIE évolue à chaque instant? Qui se souciera encore de ces « trésors du patrimoine » dans quelques siècles?

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  6. Libre à l’Aigle du futur, qui ne se dévoile pas (les limites de son courage) de se projeter dans un futur qu’il imagine meilleur. Mais tous les indicateurs sont au rouge et la VIE dont il rêve se dissout dans un projet de plus en plus évanescent. Cette VIE survivra-t-elle au cortège de menaces de la néo-modernité: pollution, changement climatique, etc. induites par des rapaces de toutes sortes et leurs politiques densificatoires à courte vue ? Le passé pour qui sait le lire est un grand pourvoyeur d’enseignements, maintenant plus que jamais, même si les édiles, avancent comme vous masqués. C’est à arracher le bandeau noir de leur aveuglement que nous nous efforçons.

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  7. « le riche foisonnement des expressions variées de la VIE » Les productions architecturales actuelles exprimeraient-elles la vie par le béton, l’acier et le marbre ? Ces trois éléments me paraissent au contraire symboliser assez parfaitement le non-vivant…
    Quant à l’esthétique qu’ils induisent, outre le fait qu’il y a uniformisation du construit sur l’ensemble de la planète, elle est froide, dépersonnalisée, triste et sinistre en général.
    Merci pour ce billet…

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  8. En tant que propriétaire d’une demeure du milieu du XIXe, je ne peux que souscrire à vos inquiétudes.
    J’observe malheureusement les dérives des conservateurs du patrimoine qui empêchent presque systématiquement toute réalisation progressiste qui permettrait d’optimiser la vie en ville. Ils semblent oublier que tout est transitoire. Je ne prendrai que ces trois exemples pour illustrer mon propos :
    – Traversée de la rade
    – MAH de Nouvel
    – Goulet de Chêne-Bougeries.
    Je développe en long et en large ces sujets sur mon blog.

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  9. Cher Monsieur Jenni,
    En ce moment critique il ne s’agit pas de jouer le patrimoine des uns contre celui des autres. Les coupables ne sont point tant les conservateurs du patrimoine (réduits au silence depuis la législature de Monsieur Muller) que les aménagistes du territoire qui ont proliféré. Ces derniers, encouragés par la machine immobilière et parfois sans se rendre sur les lieux, ne voient dans la ville et dans le canton que du potentiel à bâtir. Tout ce qui dérange le Grand dessein de densification outrancière nuit. Il est certain que Genève ne se remettra pas des coups qu’on lui porte maintenant et qui font disparaître les ingrédients même de sa qualité de vie: richesse patrimoniale de diverses époques et styles (la fin XIXe s. et le début XXe s. n’ont pas eu la chance d’être patrimonialisés), variété des paysages, abondance de la végétation et de la bio-diversité, charme internationalement reconnu. La citadelle de la Réforme est en passe de devenir une grosse agglomération quelconque de second rang.

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  10. Cher Pierre Jenni,
    Inutile de dresser les uns contre les autres les défenseurs du patrimoine. Vous vous trompez de cible. Prenez-vous en plutôt aux aménagistes encouragés par les milieux immobiliers qui ne voient dans le territoire genevois que des zones de densification et des terrains à bâtir. Et quand ils passent à l’acte, c’est sans nuance et sans doigté; rien ne résiste à la tourmente. Leur appétit est démesuré.

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  11. Etant dans le domaine de l immobilier, j ai trop souvent des regrets à voir notre patrimoine se perdre ainsi. J’ai d’ailleurs pu visiter au travers de mon métier certaines de ces maisons évoquées. Au delà d’architecture et d’art, il s’agit d’un patrimoine « sensoriel », qui permet d’appréhender l’atmosphère, le quotidien et l’époque des hommes contemporains de celui-ci.
    Regarder un livre montrant des toiles de Van Gogh ne donnera jamais à comprendre ce que permet la toile elle-même (le traitement, la couleur, les dimensions…).
    On parle de belles demeures ici toutefois, toutes avec un certain intérêt artistique.
    Mais on perd aussi, de moindre valeur artistique ou qualitative il est vrai, les maisons « de nos grands-parents », ces maisons ouvrières pourrait-on dire, souvent construites par eux-mêmes, héritées par les descendants comme des bêtes à chagrins, puisque interdits de continuer leur propre histoire dans celles-ci pour permettre celles des autres et bien sur celles des promoteurs.
    Ces maisons des années 30-40 représentent une classe entière, parfois émigrée, qui pouvait encore rêver d’acheter un bout de terrain et bâtir. Des quartiers entiers comme à Cointrin, Meyrin, le Grand-Saconnex par exemple disparaîtront en emportant là aussi bien plus que des pierres et du béton.
    L architecture contemporaine peut être magnifique mais elle n’a pas besoin d écraser les autres pour s’élever.

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